3

David roula au hasard pendant une heure, puis retourna chez lui. Il était épuisé, et ses brûlures d’estomac n’avaient fait qu’empirer. Dès la porte franchie, il se servit un verre. Il savait pourtant que l’alcool n’arrangerait rien, mais les souffrances provoquées par les reproches qu’il s’adressait et par l’auto-apitoiement dans lequel il sombrait étaient bien pires que l’inconfort physique.

Le premier verre lui ayant fait un peu de bien, il s’en servit un deuxième. Sa conversation avec Gregory Banks lui avait fait prendre conscience de sa solitude. Il se souvint d’une scène de 1984, le livre de George Orwell. Une forme de torture inventée par l’Etat. On attachait, sur la tête de l’homme, un casque prolongé sur le devant d’une petite cage, à hauteur de ses yeux. Dans la cage, on plaçait un rat qui n’était séparé de l’homme que par une grille mobile. L’obligation du secret entre avocat et client, comme cet objet effrayant, enfermait David avec le secret de Gault – qui pouvait à tout instant venir le ronger et le torturer.

Et même s’il n’y avait eu cette obligation, David aurait été impuissant. Il n’avait pas d’autre preuve que les aveux que lui avait faits Gault. Si l’écrivain niait avoir tué Darlene Hersch, comment prouver qu’il mentait ? De plus, David n’était pas lui-même encore totalement convaincu que Gault ne lui jouait pas la comédie. Il en avait suffisamment appris sur l’écrivain pendant la période où il avait assuré sa défense pour savoir que celui-ci avait une très forte propension au sadisme. David se souvenait aussi de ce qu’il avait ressenti lorsque Gault s’était retrouvé derrière lui, le cran d’arrêt ouvert à la main. Chacun des moments de sa vie serait identique s’il trahissait la confiance de l’homme.

Quelque chose d’autre venait aussi torturer David. Il avait toujours eu sa fierté. Il l’avait perdue, à présent, mais seuls lui-même et Jennifer Stafford savaient pour quelle raison. S’il portait l’affaire devant les autorités, Gault rendrait publique la liaison de David et Jenny. Tout le monde penserait qu’il avait salopé sa défense afin de se débarrasser de Larry et de pouvoir garder la jeune femme comme maîtresse. Il serait radié du barreau, déshonoré, et personne ne croirait les accusations qu’il porterait contre Gault.

David acheva son verre. Il en aurait bien pris un autre, mais il n’avait même plus assez d’énergie pour aller se le préparer. Les lumières de la ville le laissèrent un moment perplexe. Il faisait jour au moment où il avait quitté le bureau, et déjà la nuit tombait. Il ne s’était pas aperçu de la transition. Il se sentait épuisé. L’idée de se rouler en boule sur le sol et de dormir là le séduisit. Il essaya. Le tapis était moelleux et, quand il fermait les yeux, ce n’était que velours noir. Et l’image de Jennifer. Son visage et sa silhouette se glissaient dans ses pensées sans y être priés. Il rouvrit les yeux et contempla le plafond. Jennifer comprendrait son tourment car elle y jouait un rôle. Si seulement il pouvait lui parler… Accepterait-elle de le voir ?

Le doute l’envahit, le submergea, et sa main se mit à trembler. Il aurait voulu se lever, mais la peur le paralysait. Comment la regarder en face ? Qu’allait-elle lui dire ? Il s’était éloigné d’elle parce qu’il croyait qu’elle l’avait trahi, mais il se rendait compte maintenant que c’était lui le traître. Jennifer avait menti par loyauté vis-à-vis de Larry et parce qu’elle le croyait innocent. Les mobiles de David ne présentaient pas cette pureté. Il avait rationalisé son attitude, lors du procès, en se disant qu’il ne voulait pas remettre un tueur en liberté, mais il savait que telle n’avait pas été la véritable raison. Il voulait Jennifer, et il avait trahi Larry pour leur faire mal à tous les deux, fort du sentiment d’avoir été trompé par eux. Jennifer ne le méprisait-elle pas, à présent ? Elle devait bien savoir ce qu’il avait fait. Peu importait, finalement. Elle était la seule à qui il pût s’adresser.

*

À mi-chemin de la maison des Stafford, David faillit faire demi-tour. Il espérait secrètement que Jennifer ne serait pas chez elle et qu’ainsi il n’aurait pas à l’affronter, si bien que c’est avec un mélange d’espoir et de crainte qu’il vit les lumières allumées dans le séjour lorsqu’il s’arrêta dans l’allée.

Jennifer vint ouvrir dès le premier coup de sonnette. Elle était pieds nus et portait un t-shirt jaune par-dessus un jean délavé. La tension des mois écoulés la faisait paraître plus âgée, mais non moins belle.

« Est-ce que je peux entrer ? » demanda-t-il, hésitant, avec presque l’air de s’excuser.

L’aspect de David laissa Jennifer sans voix. Plus gros, la tenue négligée, il paraissait au bout du rouleau. Aucune trace de l’énergie qui avait été l’élément moteur en lui.

« Je ne sais pas », répondit-elle.

Sa voix tremblait. Elle se sentait toute bizarre à l’intérieur, tiraillée dans des directions tellement opposées qu’elle se disait qu’elle allait être réduite en morceaux.

« Tu as absolument le droit…, commença David. Écoute, Jenny, il faut que je te voie. C’est à propos de Larry. »

Elle recula d’un pas et étudia son visage, à la recherche d’indices. Il dégageait une forte odeur d’alcool. Il paraissait anéanti.

« Quoi, à propos de Larry ?

— Je peux entrer ? » répéta-t-il.

Elle hésita une seconde, puis le précéda jusque dans le séjour. Il la regarda avancer devant lui. Elle avait le dos raide, la démarche précise, comme si elle se préparait à fuir. Cette attitude réticente le déprima, mais il aurait dû s’y attendre. Pendant le trajet il s’était complu, à un moment donné, à imaginer des retrouvailles au milieu des larmes, avec une Jennifer se jetant dans ses bras. Il avait été insensé de seulement l’envisager. Et il se sentait déjà bien content qu’elle acceptât au moins de lui parler.

« Quoi, à propos de Larry ? demanda-t-elle à nouveau lorsqu’ils furent assis sur l’un des canapés.

— Il est très possible qu’il soit innocent, Jenny. »

Elle parut interloquée.

« J’ai un client, un homme que j’ai défendu pour une autre affaire. Il m’a avoué avoir tué Darlene Hersch. »

La jeune femme secoua la tête comme pour s’éclaircir les idées. Elle était complètement prise au dépourvu. Elle avait toujours cru Larry innocent, mais que signifiait tout cela pour elle ?

« Je ne comprends pas. Un autre homme a avoué le meurtre de Darlene Hersch ?

— Oui.

— Mais… pourquoi venir me le dire à moi ? Et pas à la police ?

— C’est très compliqué. Cet aveu m’a été fait dans un cadre précis, la règle de confidentialité entre un client et son avocat. C’est une information qui doit rester secrète. La loi m’interdit de la révéler à qui que ce soit sans la permission de mon client.

— Est-ce que Larry… ? Est-ce que cela veut dire qu’il sera libéré ?

— Seulement si mon client m’autorise à aller raconter ce que je sais à la police.

— Mais évidemment… Il ne laisserait pas un innocent croupir en prison à sa place ?

— Il faut que tu comprennes. Cet homme… c’est une sorte de jeu, pour lui. Il prend plaisir à faire souffrir les gens. Il me l’a avoué parce qu’il sait que je ne peux pas aller le raconter aux autorités. Il me l’a dit pour me tourmenter. Je ne suis même pas tout à fait certain qu’il m’ait dit la vérité.

— Attends une minute ! Que veux-tu dire ? que tu n’es pas certain que ce soit la vérité ?

— Il m’a déjà fait le coup, une fois. Il m’a avoué avoir commis un crime. Après quoi, il s’est rétracté. Il pourrait s’agir d’une plaisanterie. »

David vit la confusion se peindre sur le visage de Jennifer. Il détourna les yeux et surprit son propre reflet dans la vitre. Il n’en revint pas. Il avait l’air d’une loque. Le genre de personne pathétique qu’un ignoble canular suffirait à détruire.

« S’il s’agit d’une plaisanterie, pourquoi venir ici ? Pourquoi me raconter tout ça ?

— Je t’en supplie, Jenny. Il fallait que je parle à quelqu’un. Je ne pouvais pas garder ça davantage pour moi. D’ailleurs, je crois qu’il parlait sérieusement. Cet homme a quelque chose de bizarre. Je sais qu’il est capable de tuer.

— Mais pourquoi moi, David ? Pourquoi moi ? »

Elle le scrutait intensément ; ses questions allaient beaucoup plus loin en réalité. David essaya de déchiffrer son regard. Il redoutait de dire ce qu’il avait sur le cœur. Redoutait de se ridiculiser. Redoutait de l’avoir déjà perdue. Il savait néanmoins que le moment était venu de parler, non de s’esquiver, et il rassembla tout son courage.

« Je suis venu parce que je t’aime toujours, Jenny. Parce que je n’ai jamais cessé de t’aimer. »

Il se tut et elle vit qu’il pleurait.

« Je suis anéanti depuis la fin du procès, Jenny. J’ai perdu toute fierté, plus rien ne m’intéresse, même les choses qui comptaient le plus pour moi jusqu’ici. Mais pas mon amour pour toi. Simplement, je n’avais pas le courage de te regarder en face. »

Il détourna les yeux. Jennifer eut l’impression qu’une digue venait de s’ouvrir en elle, libérant des émotions qu’elle croyait ne plus jamais pouvoir éprouver. Sa main vint effleurer la joue de David.

« Oh ! mon Dieu, Jenny », sanglota-t-il.

Elle le prit dans ses bras et le serra contre elle.

« Ça va aller, dit-elle, le berçant légèrement. Ça va aller.

 Je ne savais vraiment pas que faire, et je n’avais personne, personne à qui me confier…

— J’ai toujours été là, David. Toujours.

— Je ne pouvais pas venir. Pas après ce que j’avais fait à Larry.

— Tu n’as rien fait à Larry. C’est Larry et moi qui t’avons fait quelque chose. Nous t’avons menti, nous t’avons utilisé. »

Il se redressa et la tint par les épaules.

« C’était mal. Ce que j’ai fait était mal. Nous le savions l’un et l’autre. Je n’aurais jamais dû représenter Larry étant donné les sentiments que j’éprouvais pour toi. À présent, il faut le sortir de prison.

— J’estime toujours que tu devrais aller à la police », dit Jennifer d’un ton ferme.

David secoua la tête.

« Tu n’as pas compris. Étant donné que ses aveux ont été faits sous le sceau du secret professionnel, rien de ce que je leur dirais ne pourrait être utilisé devant un tribunal. Il pourrait nier avoir fait cette confession et nous serions impuissants.

— Qui est cet homme ? Celui qui a tué Darlene Hersch ? »

Il hésita. Même en cet instant, sa formation de juriste le retenait à l’idée de rompre le code de déontologie.

« Thomas Gault, répondit-il finalement.

— Oh ! mon Dieu… je connaissais Julie Webster. C’était horrible.

— Je sais, Jenny. Et c’est moi qui suis responsable d’avoir obtenu le non-lieu de Gault pour qu’il puisse tuer à nouveau.

— Il y a sûrement quelque chose à faire.

— Je n’arrête pas d’y penser. Je ne trouve rien. Toutes les initiatives que je pourrais prendre… »

Il s’interrompit soudainement. Une idée venait de germer en lui. Et si… ? Il se leva et se mit à faire les cent pas. Jennifer le regardait. Le feu qui brûlait constamment dans les yeux de l’ancien David avivait de nouveau son regard. Elle se sentit mieux en le voyant ainsi et à l’idée qu’elle était peut-être pour quelque chose dans ce réveil.

*

Terry Conklin parcourut des yeux la salle du restaurant ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre et repéra David, installé dans l’un des boxes du fond. L’avocat en était à sa deuxième tasse de café quand l’enquêteur le rejoignit.

« Y’a intérêt à ce que ce soit important, dit Conklin. Je dormais comme un sonneur. Rose est en pétard.

— Je suis désolé. »

Conklin fut sur le point d’ajouter quelque chose ; mais un seul regard sur son ami l’en empêcha. Il ne l’avait pas revu depuis le procès Stafford et son aspect le confondait. David avait le visage bouffi, les yeux injectés de sang, son costume était froissé et taché.

Une serveuse apparut et Conklin commanda du café. Dès qu’elle eut tourné les talons, David expliqua à l’enquêteur qu’il voulait l’engager.

« C’est que je suis déjà pas mal pris, Dave.

— Je sais, mais ma situation est… désespérée. Je suis prêt à te payer le double de ton tarif habituel et à couvrir tes frais si tu es obligé d’engager quelqu’un d’autre pour faire ce que tu n’auras pas le temps de faire.

— C’est à ce point important ? »

David acquiesça.

« Qui est le client ?

— Moi.

— Et… de quoi s’agit-il ? » demanda Conklin, prudent.

Si David avait des ennuis, cela expliquait son aspect, mais l’enquêteur n’arrivait pas à imaginer son ami ayant commis un acte illégal ou contraire au code de déontologie.

« Un de mes clients m’a donné des informations confidentielles. Je dois vérifier s’il m’a dit la vérité ou s’il m’a menti.

— Qui est le client ?

— Thomas Gault.

— Je croyais l’affaire classée.

— Elle l’est.

— Il s’agit alors de faits nouveaux.

— En effet.

— Et qu’est-ce qu’il t’a dit ?

— Je ne peux pas le révéler. Et je crains que tout ce que tu pourrais trouver soit nul et non avenu si je romps mon obligation de réserve.

— Comment ça, nul et non avenu ?

— Si un avocat révèle quelque chose qui relève du secret professionnel à la police pour résoudre un crime, je crois que la cour empêchera le ministère public d’utiliser cette preuve lors du procès.

— Si bien que tu ne peux pas me dire ce que Gault t’a confié ? demanda Conklin, incrédule.

— Exactement.

— Et comment veux-tu que je mène une enquête si je ne sais pas sur quoi je dois enquêter ?

— Je peux tout de même te donner des informations qui ne violent pas l’obligation de réserve et je répondrai à tes questions chaque fois que ce sera possible. »

Conklin fut sur le point de faire une remarque sarcastique, mais vit l’expression douloureuse de David et s’en abstint.

« D’accord. On va suivre tes règles du jeu. Que peux-tu me dire ?

— Que je suis bouleversé parce que Larry Stafford a été condamné. »

Conklin fronça les sourcils.

« Cela a quelque chose à voir avec l’affaire Stafford ?

— Je ne peux pas répondre à cela.

— Bon. Gault t’a donc confié quelque chose sur l’affaire Stafford et tu penses qu’il pourrait mentir. »

David resta sans réaction.

« J’ai l’impression de jouer à oui ou non.

— N’arrête pas. Je me sens aussi ridicule que toi, mais c’est trop important – on ne peut pas risquer de tout foutre en l’air. Je tiens à ce que tu puisses subir avec succès l’épreuve du détecteur de mensonge si jamais un avocat de la défense te demande si j’ai trahi le secret professionnel avec toi. Réfléchis maintenant à ce que tu sais.

— Tu m’as dit que tu étais bouleversé parce que Stafford avait été condamné, tu veux savoir si Gault ne t’aurait pas menti à propos de quelque chose qu’il t’a dit et qui concerne probablement l’affaire Stafford. Je ne vois pas… »

Conklin s’interrompit. Il étudia David. Depuis tant d’années qu’il le connaissait, il ne l’avait jamais vu ainsi. Pour que sa confiance en soi fût à ce point ébranlée, sans doute lui était-il arrivé quelque chose de monumental. L’enquêteur se pencha vers David et le regarda droit dans les yeux.

« Gault t’a dit qu’il avait tué Darlene Hersch et tu veux que je vérifie si c’est vrai. »

David ne broncha pas. Conklin se laissa aller contre le dossier de la banquette.

« Dis à ta secrétaire de m’envoyer un contrat qui fixe les termes de notre accord », dit David.

Le Dernier Homme Innocent
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